750 grammes
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La Schnabel

La nuit tombait sur le village réveillant le démon qui commandait aux sorcières et autres êtres maléfiques. Ils hantaient les rues des hameaux après l’Angélus du soir et disparaissaient quand sonnait celui du matin jusqu’à ce que le pape Pie X ne les bannisse à tout jamais. C’était le temps du lapin à trois pattes qui apparaissait à côté des chevaux avant l’aube, les paysans ayant attelé pour chercher de la luzerne. Les animaux ne parvenaient plus à avancer car l’attelage devenait terriblement lourd. Ils suaient, écumaient, recouvrant leur mors de salive blanche, jusqu’à ce que le lapin à trois pattes disparaisse brusquement lorsque sonnait l’Angélus du matin.

C’était le temps de cette jument supplémentaire dans l’écurie, se cabrant et ruant avec une violence inouïe, chaque nuit, jusqu’à ce que le fermier ait l’idée de la ferrer et qu’on retrouve les fers sur les mains et les pieds d’une voisine le lendemain matin.

Ou encore de ces monstres qui parcouraient les ruelles du hameau, dévorant les villageois avant qu’ils ne protègent leur maison en plaçant une statue bénite de la vierge à l’intérieur de la niche creusée dans le grès du portail.

 

Ces légendes se racontaient à la foire, au lavoir, aux champs et fascinaient  les enfants.

 

Dans le trou, im loch, comme l’appelait les gens du coin, car c’était une déclivité, peut-être une ancienne carrière de lœss séparant les jardins des uns de celui des autres, trônait la ferme familiale. Tout était noir. Eugène et Alphonse avaient éteints leur bougie dans la chambre qui donnait sur l’impasse en contrebas de la route. Ils étaient les plus jeunes fils de Lina, issus de son second mariage. Le premier mari de Lina avait succombé aux coups de fourche d’un ouvrier agricole lors d’une dispute. Marie et Johan étaient ses enfants. Lina avait eu quatre autres enfants avec Laurent, son second mari : Joseph, Auguste, Alphonse et Eugène.

 

Les temps étaient durs pour eux, mais ils étaient vaillants. Les deux femmes de la maison, la mère et Marie s’occupaient du ménage, de la cuisine, et faisait de leur mieux pour donner un semblant d’éducation aux plus jeunes. Malgré tous leurs efforts, ceux-ci avaient très mauvaise réputation, n’hésitant pas à se battre quand on les provoquait. Surtout ils avaient toujours d’excellentes idées pour s’occuper, comme le jour où ils parvinrent à dérober les dessous de la bonne du curé, accrochés sur un fil dans le jardin du presbytère, et les promenèrent au bout d’un bâton, ourlés de dentelles, dans tout le village.

Les deux enfants cherchaient le sommeil quand sur le volet retentirent trois coups sourds.

 

 

 

Les deux enfants interloqués se turent un moment. Ces coups ne pouvaient pas venir d’un voisin. Il aurait frappé au volet du père et non au leur .Ja !  Ça ne pouvait être qu’une sorcière.

Ils dressèrent les oreilles. Deux coups plus forts retentirent contre le volet. Alphonse plus hardi décida d’en avoir le cœur net et alla chercher un bâton dans la cuisine. Il ouvrit le volet. Et, comme il ne voyait rien, il sauta par la fenêtre le bâton sous le bras.

 

Les minutes passèrent, Eugène se cramponnait aux draps. Le bruit des sabots d’Alphonse s’était assourdi puis, plus rien. Comment vaincre une sorcière ? Ce n’était pas une bagarre égale. Alphonse contre le diable ! Il murmura une prière.

 

Bientôt il entendit à nouveau des pas. C’était rassurant, les sorcières ne marchent pas : elles volent. En un rien de temps Alphonse sauta dans la pièce.

 

 

(Cette sorcière, on ne la verra plus !)

 

Eugène tout surpris de voir son frère vivant et de si bonne humeur après un événement si grave, lui demanda ce qui s’était passé. Mais Alphonse ne voulut lâcher un mot de plus. Bientôt il émettait un léger ronflement qui signalait qu’il dormait.

 

Tant bien que mal, Eugène s’endormit aussi.

 

Le lendemain, avant d’aller à l’école, ils nettoyèrent les betteraves rouges** qu’Auguste et Louis coupaient en morceaux et que le père et Johan fourrageaient aux bovins, donnèrent de la luzerne avec leurs frères et se postèrent au puits pour remplir les seaux dont Johan et le père abreuvaient vaches, veaux, génisses, taureaux et chevaux car ils étaient trop lourds pour eux. Ils remplirent aussi d’eau le petit abreuvoir en grès de la basse cour après que Marie ait donné à manger aux poules et aux canards. Puis pendant que Johan et le père finissaient de fourrager, ils mangèrent deux tartines de crème saupoudrée de sucre et se préparèrent pour l’école.

Loin d’être bêtes, Eugène et Alphonse avaient plutôt intérêt à s’y tenir à carreaux car si d’aventure le père apprenait qu’ils s’étaient vus infliger des coups de règle sur les doigts, ils étaient assurés de recevoir une bonne fessée en guise de consolation. L’enseignement, avant 14  était dispensé en allemand mais à la récréation tout le monde parlait alsacien.

 

 

 

 

 

Au déjeuner, Marie et Lina  avaient fait de la tarte aux oignons cuite après le pain dans le four à bois, comme tous les mercredis*****. Le repas se déroulait en silence car faire du pain et de la tarte pour huit personnes les avait fatiguées. Pourtant, Marie, qui était bavarde, aimait à partager les moments intéressants de sa matinée avec le père revenu des champs.

 

 

 

 

Le père n’aimait pas que les enfants se mêlent des affaires sérieuses mais il laissa dire.

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur le chemin de l’école Eugène se décida enfin à demander à Alphonse comment il avait fait pour battre la sorcière :

 

 

 

 

.

Les nuits suivantes comme toutes les nuits se passèrent sans entraves. La ferme dormait paisiblement au fond de son trou. Les sorcières s’étaient-elles donné le mot ?

 

 

 

* traduction : « Une sorcière ! »

**la betterave rouge est une betterave fourragère contrairement à la betterave sucrière qui est jaunâtre.

*** traduction : « Louis tu sais quoi ? Hier soir Alphonse a tapé une sorcière »

****traduction : « Eh t’es fou toi ! »

*****Le mercredi les enfants allaient en classe. C’était le jeudi qui était libre.

******Minette était un nom donné aux chevaux.

 

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